Alors que le mot “autrice” aurait dû s’imposer, son interdiction au XVIIIème siècle continue de peser sur notre langage. Alors en 2021 si nous arrêtions enfin de parler d’ “auteure” ?
“Autrice”, employée jusqu’au XVIIème siècle, est la forme grammaticale correcte
“Autrice” n’est pas un mot nouveau. Il a été employé jusqu’au XVIIème siècle aussi bien par des dramaturges que par des académiciens. Robert Garnier écrivait par exemple en 1573 dans Hippolyte : “Et toi, pauvre vieillotte, autrice malheureuse […]”. De la même façon, bien que s’insurgeant contre les femmes qui avaient l’outrecuidance de s’exprimer, Chapelain écrivait en 1639 à son collègue Guez de Balzac : “ il n’y a rien de si dégoûtant que de s’ériger en écrivaine (…). Tout ce que vous dites sur les femmes autrices est admirable.”
Pour reprendre les propos d’Eliane Viennot, professeuse émérite de littérature de la Renaissance : “ce mot n’avait jamais choqué les locuteurs [de l’époque] .” Et pour cause, puisque “autrice” est la forme grammaticale correcte. En effet, “auteur”, comme tous les noms qui se terminent en « -teur », devient “au-trice” au féminin.
A ma grande surprise, je constate cependant que mon dictionnaire a fait un tout autre choix et indique : “auteur, e : […] créateur d’une œuvre littéraire, artistique etc.” Il me semblait pourtant que “chanteur” était la seule exception à cette règle… Que s’est-il donc passé en l’espace de 450 ans ?
“Autrice” a été interdit pour empêcher les femmes de créer
Avec la création de l’Académie française et de l’Instruction publique, les hommes qui, comme Chapelain, souhaitaient que les femmes s’en tiennent à leurs rôles d’épouse et de mère vont avoir le pouvoir et l’autorité qui leur manquaient jusqu’alors pour interdire la féminisation des noms de métiers. Le mot “autrice” sera particulièrement visé et deviendra la “bête noire” des membres de l’Académie, qui iront jusqu’à le prohiber.
Ainsi, “autrice” disparaît complètement de la langue française en 1752. “Selon le bon usage et la décision de l’Académie française”, il faut désormais s’en tenir à auteur.
Madame de Beaumer, directrice de la publication du Journal des dames, écrira à ce sujet en 1762 : “Il semble que les hommes aient voulu nous ravir jusqu’aux noms qui nous sont propres”. Le mot “autrice” a donc volontairement été interdit, puis effacé de la mémoire collective, dans le but de déposséder les femmes de leur pouvoir de création. Désormais, il est admis que : “pas plus que la langue française, la raison ne veut qu’une femme soit auteur. Ce titre (…) est le propre de l’homme seul.”
Pour pallier le vide laissé par la disparition du mot “autrice”, des formes insolites comme “femme auteur” ou “auteur femmelle” vont alors émerger. Elles perdureront pendant plusieurs siècles et seront étendues aux autres fonctions illustres dont les femmes seront privées, dont celles du professorat. Devenue “femme professeur”, Annie Ernaux ne manquera pas, des années plus tard, de relever l’incongruité de ce titre.
“Auteure” définit les femmes par rapport aux hommes
De “femme professeur” et “femme auteur”, nous sommes progressivement passé à “professeure” et “auteure”. Nous avons inventé des ersatz de mots, au risque de dénaturer la langue française. En effet, pour de nombreux linguistes, “auteure” serait une “féminisation forcée” du nom. Tout comme “acteur” ou « spectateur », “auteur” trouve son origine latine dans la matrice auctor, auctrix. Actrices et spectatrices ne sont jamais devenues “acteures” ni “spectacteures”. Pour les spécialistes, il n’y a donc aucune raison pour que les autrices deviennent des “auteures”.
Au-delà de la linguistique, c’est la symbolique même de cette pratique grammaticale qu’il convient d’interroger. Partir de la forme masculine d’un mot pour la féminiser, au lieu de partir de sa base latine, c’est définir, une fois encore, les femmes par rapport aux hommes, et non comme leurs égales.
“Auteure” continue de rendre invisibles les femmes écrivaines
Enfin, il n’est pas non plus anodin d’opter pour un mot dont la différence est inaudible à l’oreille. Comme le souligne Benoîte Groult : “rendre invisible dans le vocabulaire l’accession des femmes à de nouvelles fonctions, c’est une façon de continuer à les nier.”
Ecrire “autrice” au lieu d’ “auteure” en 2021, ce n’est donc pas uniquement faire le choix d’un mot. C’est rendre hommage aux femmes qui nous ont précédées. Celles qui ont créé, pensé, inventé. Celles qui étaient autrices mais n’avaient pas les mots pour le dire. Parce que leur langue ne les y a pas autorisées.