Simone Weil avait raison et l’année écoulée en a été le parangon : la vie humaine oscille toujours entre la pesanteur et la grâce. Avec un net penchant vers la lourdeur pour qualifier un quotidien décevant. Comme si, pour ne pas paraître creux, il fallait enfler la langue de mots solides, indiscutables, écrasants. Un gigantisme qui ne sied pourtant qu’au phrasé du Bon gros géant de notre enfance. Ah, si seulement, sur les ondes, on avait entendu parler de mois désastriques, on avait épinglé une gestion de crise calaminable et moqué le bavassage des sachants… Un langage fleuri bien loin des grosses pelletées d’injonctions sous lesquelles nous avons manqué suffoquer.
En effet, au fil des semaines, médias et décideurs ont parlé une langue de plus en plus dense, opaque, pesante. Jusqu’à essouffler les Français, comme une droite – ou une gauche – bien placée dans l’œsophage, qui met K.O. toute critique, écrasée par des « investissements massifs » dans la santé, la « campagne massive » de dépistage avant Noël, le « soutien massif » aux entreprises. Il est d’ailleurs bien paradoxal d’entendre tant d’occurrences solides au moment même où tout ce que nous croyions intangible et gravé dans le marbre, se révélait finalement plus fragile qu’attendu – en vrac, la liberté de circulation et de cultes, le droit de s’instruire ou le devoir sacré d’honorer ses morts.
Pratique : le massif a l’avantage de n’être pas quantifiable, et donc permet de s’économiser l’obligation de tenir des promesses précises. Le massif, c’est grand, et surtout, c’est rassurant. Nous sommes, par exemple, relativement sereins sur le fait que demain, le massif des Cévennes et ses meutes de loups seront toujours bien campés sur leurs quatre départements. De la même manière, je suis assez certaine que la statue de Kate Moss en or massif – exposée actuellement au British Museum – nous survivra, pour le plus grand bonheur de nos descendants – sauf s’il n’y en a pas, mais c’est une autre histoire. Personnellement, ma préférence va au massif de fleurs, celui que le confinement nous a permis d’admirer et de choyer, symphonie de couleurs qui se transforment au fil des mois…
Pourtant, il est une autre étymologie de la masse qui me semble plus appropriée que ces considérations minérales et champêtres. Quand on m’assène du « plan d’action massif », je vois d’abord à qui il s’adresse : à la masse grouillante de la populace, au gros animal versatile de Platon, au bon peuple des régimes totalitaires, perclus de passions et saturé de pulsions. Dans son Poids du ciel, Jean Giono se disait « l’ennemi de l’agglomération et de la masse, parce que l’homme-masse, sur lequel tant d’intellectuels s’appuient, n’existe pas ». C’est peut-être pour cela que, spontanément, le Français se cabre quand on lui parle cette langue pleine de leviers d’action et de machinerie sanitaro-administrative. Quant à moi, ce qui m’apparaît massif dans les discours du pouvoir, c’est le dédain pour la personne humaine, qui ne peut pas être soluble dans des ensembles comme « population européenne » et « nombre de cas ». Et malgré ce qu’en disent quelques sophistes, non, une « campagne massive » ne pourra jamais « s’adapter à chaque situation » – comme le béton armé ne sera jamais l’instrument d’une caresse.
Je propose donc, à l’aube de cette nouvelle année, de dire adieu à la lourdeur de la masse, fût-elle dirigée contre le virus, parce que le Covid habite toujours une personne unique, qui cherche à être heureux – un bonheur qui ne se trouve pas forcément en bonne santé, soit dit en passant. Et puisque je suis plume, c’est donc sans surprise que je tiens à vous souhaiter une année de légèreté, toute en mots délicats, en tournures nuancées, sertie d’idées romanesques et de pensées sautillantes. Foin des lourdeurs, vive deux-mille vingt et un, l’an aérien.
Bouteilles d’oxygène :
Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Pocket Agora1993
Roald Dahl, Petit manuel des gros mot, Gallimard 2019
Pef, Dictionnaire des mots tordus, Gallimard Jeunesse 2002
Aristote, Rhétorique, trad. Jean Lauxerois, Pocket Agora 2007
Jean Giono, Le Poids du ciel, Gallimard 1995
Jacques Dewitte, Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit – Essai sur la résistance au langage totalitaire, Michalon 2007