Avant d’être plume, je suis d’abord une historienne de la mémoire et des représentations qu’elle charrie. Pour être plus précise, mon sujet de recherche fut la mémoire du génocide juif en France. C’est à cette occasion que j’ai rencontré la “résilience”, il y a 15 ans maintenant. Quand elle était réservée, dans le champ des sciences humaines, à désigner quelque chose de rare: la capacité de certains survivant.e.s à retrouver une vie lumineuse, joyeuse, heureuse après le traumatisme de la rafle, de l’internement, de la déportation et de la destruction de leur identité.
Cette capacité à vivre dans le présent, à se projeter dans l’avenir; cette pulsion de vie, je l’ai rencontré chez très peu d’entre eux. Il y a avait bien Boris Cyrulnik, oui. Et Germaine Tillion. Mais pour deux parcours extraordinaires, combien de vies brisées, silencieuses, tourmentées? La résilience était rare, cela ne la rendait pas admirable pour autant. Elle tenait à un ensemble de données sociologiques, de sécurités psychologiques, de rencontres, de faits et de hasard qu’il m’a toujours paru impossible à modéliser. Et surtout, devenir résilient ne me semblait ni une vertu, ni un objectif. Car pour l’être, il fallait avoir souffert un traumatisme si fort qu’il devenait indépassable.
Mais l’histoire était belle. Elle charriait son lot de rédemption individuelle, de croyance dans le progrès, de positivisme à la sauce neurosciences. Elle avait tout pour plaire dans nos sociétés qui valorisent la responsabilité individuelle dans tous les domaines, même celui de la santé mentale. Et d’expérience nommée a posteriori, la résilience est devenue une valeur a priori. Comme une clé pour les maux climatiques à venir. Nous devions apprendre à devenir résilient. Et 2020 serait notre leçon inaugurale.
C’est ainsi qu’on a vu fleurir la résilience à toutes les sauces, dans toutes les prises de parole. De la Nation aux individus, des entreprises aux familles, nous allions tous devenir subitement “résilients”. Comme ces enfants dont on détourne le regard au moment de la piqûre, la résilience devait ouvrir une fenêtre sur l’avenir: depuis nos intérieurs confinés, nos journées de chômage partiel, nos réunions zoom, nos lits de réanimation et nos hôpitaux débordés, tous nous souffrions. Mais ce serait pour des lendemains plus beaux. Pour “le monde d’après”. Qui n’a jusqu’ici pas vu le jour.
Ce fut le règne des “je plie, et ne romps pas”, “un problème, un trésor”, “soit je gagne, soit j’apprends”… Toutes ces phrases nous enjoignant à puiser dans nos ressources l’énergie pour nous adapter, pour garder le sourire, le moral et accessoirement, la santé. Et reprendre demain, riches de nos expériences, nos vies d’avant le 16 mars 2020. Mais il y a des événements dont on préférerait ne pas apprendre. Le reconnaître serait-il donc si douloureux? Ou bien trop humain ? C’est en tout cas l’impression que m’ont donné toutes ces allocutions élyséennes comme ces “pep talks” de managers en visio. Promouvons le rêve de la résilience pour éviter le réel de la vulnérabilité. Le réel de la solitude, des montagnes russes émotionnelles, de l’épuisement psychique et physique, de l’angoisse face à l’avenir. Parce qu’alors, comment tenir?
Je ne prétends pas avoir la réponse à cette question. Mais je vais conclure comme j’ai commencé. En historienne. Lorsque la Grande Peste tua le tiers de la population européenne entre 1347 et 1353, il n’y eut aucun bouleversement majeur. Pas de révolution ni politique, ni scientifique. Pas d’émeutes. Juste la mort. Puis le retour à la normale. Est-ce cela la résilience? Je ne crois pas. Pour les historiens de la mémoire, cela s’appelle l’amnésie et le refoulement. Les mécanismes de la mémoire individuelle sont aussi à l’oeuvre dans nos mémoires collectives. Et après un traumatisme, le cerveau oublie, efface, refoule, pour pouvoir survivre. Pour moi, l’injonction à la résilience est en fait une injonction au refoulement. Et au silence. Drôle de paradoxe dans une année saturée de mots.
Alors en 2021 je résilie notre abonnement à la résilience. Et j’en prends un nouveau à la vulnérabilité, à l’honnêteté, à la sincérité de la parole publique.