Porté par son héroïne, le dernier roman de Hedi Kaddour a les mots pour sujet central.
« Il y a plus inconnu que le Soldat inconnu : sa femme ! », proclamait le MLF il y a plus de cinquante ans. La formule vaut pour bien des auteurs : qui connaît Lucretia, épouse de Tacite ? C’est pourtant bien elle, l’héroïne du dernier roman de Hedi Kaddour, La nuit des orateurs (1).
Comme précisé sur la quatrième de couverture, « La scène est à Rome, au premier siècle, sous le règne de Domitien (81-96 après J.-C.) ». Les Romains eux-mêmes ont voulu effacer toute mémoire de cet empereur paranoïaque. La nuit des orateurs ne dément pas cette postérité : dans le roman, Domitien soupçonne un complot de l’avocat Senecio, qui a plaidé contre un de ses favoris, mais aussi de ses amis parmi lesquels un certain Publius… plus connu sous le nom de Tacite.
Si le futur auteur des Annales ne sait comment se défendre, son épouse Lucretia, en revanche, n’hésite pas à aller plaider la cause de son conjoint devant l’empereur lui-même. Sur la base de cet argument, Hedi Kaddour, professeur de littérature à l’ENS de Lyon et à NYU et auteur de quatre autres romans, nous offre un superbe portrait de femme, ainsi qu’une peinture saisissante de la Rome des Césars.
Quant aux plumes, elles pourront apprécier ce livre pour son thème majeur, le pouvoir des mots. Sous ce règne de Domitien, qui n’est pas sans évoquer les totalitarismes du XXe siècle, un mot de l’empereur peut vous envoyer à la mort, tout comme une phrase malheureuse peut vous rendre d’un seul coup suspect. Ce sont pourtant les mots qui vont être la seule arme de Lucretia face à Domitien.
Le chapitre 6 nous la montre ainsi se défaire des pièges tendus par le tyran et par sa cour, alors qu’elle vient de citer Lucain, poète absolument proscrit :
« Mais Lucretia a déjà repris : « Si j’ose, c’est parce que Lucain… ne te fait pas peur… » Le nom se répercute à nouveau sur les parois de la salle. Lucain, on dirait qu’il va de panneau en panneau, de peinture en peinture avec le mot peur derrière lui. »
Lucretia se bat pied à pied et finit par amadouer l’empereur en citant le poète Martial : « Domitien soudain détendu : « Et elle le connaît bien, Martial ! » […] D’une seconde à l’autre, la mort s’est éclipsée ».
Refermant ce beau roman, on est tenté de paraphraser Chateaubriand : « C’est en vain que Domitien prospère, Tacite est déjà né dans l’empire. » Tacite… et son épouse, qui vient nous rappeler que les mots, même dangereux, peuvent toujours nous sauver.
(1) : KADDOUR Hedi, La nuit des orateurs. Paris, Gallimard, 2021. 370 pages, 21 €.