« Si j’étais toi je ne rirais pas trop, parce putain qu’est ce que je tues sur le micro » (prophète marseillais)
Je dois l’avouer, je ne suis pas une plume très littéraire. Quand je cherche un concept, je pense socio. Quand je cherche une image, je pense BD. Quand je cherche un angle, je pense photo. Et quand je cherche un rythme, je pense musique.
Pas seulement quand je cherche un rythme, d’ailleurs. Mon rapport à la citation, à l’intro, aux transitions, au choix des mots, doit beaucoup au jazz et au hip hop.
Par exemple, si je devais expliquer en 3 minutes comment bien choisir et utiliser une citation, je ferais écouter Una rosa blanca, d’Ibrahim Maalouf : un extrait d’un discours de Barack Obama, citant lui-même un poème cubain, y sert de transition entre un morceau «sage » et sa déclinaison latino. Si je devais expliquer comment travailler sur les mots et les thèmes pour emmener son auditeur d’un sujet à un autre, je mettrais Demain c’est loin, d’IAM, ou A love Supreme. Si je devais expliquer pourquoi reprendre un thème déjà vu 100 fois n’est pas forcément se condamner à répéter, je ferais écouter n’importe quelle reprise de Nina Simone (qui en a fait de très belles, et pas que Ne me quitte pas), de Rosemary Stanley (qui en a fait des dizaines) ou de Musica Nuda (qui ne font que ça, et avec génie). Si je devais expliquer comment varier les rythmes sans jamais perdre son souffle, je ferais écouter Mos Def. Si je devais expliquer comment lâcher son sujet pour aller chercher l’émotion pure, je ferais écouter un morceau d’Airelle Besson, ou de Keith Jarett.
Et si je devais résumer tout ça, je mettrais les œuvres complètes d’Oxmo Puccino.
Le discours comme exercice de (free) style
Bien sûr, quand on écrit un discours, la première chose qu’on cherche, ce n’est pas le style, c’est le sens. Mais quand on fait ça de manière un peu régulière, et sur des sujets un peu variés, on ne peut pas s’empêcher de chercher à s’amuser. Et comme les sujets ne permettent pas toujours de s’amuser sur le sens, on s’amuse sur le style. On improvise un peu, on tourne autour du motif, on joue sur les mots, leur son, leurs sens.
On ne s’amuse pas tout seul. On le fait en lien avec son orateur, à qui ce rythme, ces mots, doivent correspondre. Un orateur dont vous devez anticiper ce que rendra concrètement, une fois prononcé, ce que vous lui proposerez -attention à l’egotrip stylistique. Si vous doutez de ce qu’un même texte peut donner avec deux orateurs différents, amusez-vous à réécouter Diego libre dans sa tête, d’abord la version chantée par Michel Berger, puis celle chantée par Johnny Haliday : deux salles, deux ambiances (#TeamMichelBerger).
Il est donc indispensable de partir du style de parole de l’orateur, de sa diction, de sa manière d’enchaîner les phrases, de sa capacité à mettre du rythme et/ou à tenir sur la longueur Il faut donc l’avoir écouté au préalable dans des conditions de discours, ou a minima le faire parler un peu, sur quelques phrases écrites, pour connaître son rythme.
« Divertir un public qui me connaît pas »
A partir de ce rythme, qui est un peu comme le métronome de l’écriture, la plume est libre d’impulser le rythme du discours lui-même : choisir les moments d’accélération et d’amplification, à l’inverse ceux de pause, ceux sur lesquels on souhaite faire monter l’émotion ou la tension, ceux sur lesquels on cherchez à faire applaudir l’orateur, … Le dynamisme du texte aura clairement un impact sur l’écoute du public, et sur ce qu’il en retiendra.
On s’amuse ainsi avec le public, dont on espère que l’écoute sera un peu moins monotone, un peu moins longue. Comme le discours est fait pour être écouté, parfois de mauvaise grâce, le rythme est essentiel pour conserver l’attention du public. D’où la nécessité de le travailler, de l’anticiper, en particulier quand il s’agit d’un discours intégralement rédigé. Il en est tout autant d’un texte destiné à être lu : sans prétendre faire de la poésie, si le texte est agréable à lire, c’est aussi parce que les mots y trouvent une musique propre. Et c’est là justement que la musique est utile, en tout cas pour moi.
« Pouvoir faire de la musique, tout en gardant mon éthique »
Chacun a ses tics d’écriture. Le mien, c’est d’écrire avec de la musique. Ca ne marche pas a à chaque fois : j’ai essayé récemment d’écrire avec Squarepusher -de l’electro indé matinée de jazz expérimental- en fond sonore, j’ai tenu 10 minutes. Et s’il avait dû lire le résultat, mon client aurait tenu 20 secondes. Pas assez de respiration.
Mais même sans l’écouter au moment d’écrire, ses changements de rythme, ses accélérations soudaines, m’influencent forcément. Comme Brigitte Fontaine m’influence, à dire des horreurs sur un ton impassible et une musique entraînante. Comme le Wu Tang et Stefano Bollani m’influencent, à avoir refusé toute limite à leur musique en l’encourageant à les croiser avec toutes les influences.. Comme Philipp Glass m’influence, à chercher la musicalité et la poésie dans un motif qui se répète, et à rendre évident son langage musical.
Même Seth Gueko m’influence : derrière la vulgarité surjouée des mots et des propos, ce qui m’intéresse, c’est la technique de la rime, de l’alitération, la fulgurance de la vanne.
De Tupac à Joe Biden
Le postulat de départ du hip hop, pour moi, c’est plusieurs choses : (i) la parole est libre, donc chacun peut la prendre ; (ii) la voix peut se saisir de n’importe quel cadre -musical- et de n’importe quel thème, ce qui compte d’abord, c’est le rythme qu’on y met ; (iii) la forme et le fond sont à la fois liés et disjoints, car chaque mot, chaque syllabe est une note potentielle ; (iv) rien ne sert d’opposer écriture et impro, car dans les deux cas, ce qui compte, c’est que la technique s’efface derrière la poésie et/ou le rythme, à travers les mots et le flow. Quatre principes forts utiles pour écrire un discours, vous l’aurez noté. Et quatre principes que l’on retrouve dans le jazz, en tout cas dans celui que j’aime, libre, ouvert et créatif.
Dernière particularité du hip hop, qui diffère ici du jazz, et de quasiment tous les genres musicaux : sans être systématique, le fait de s’adresser directement à celui qui écoute, à le prendre à témoin, voire à partie, est un procédé courant, même parfois une facilité d’écriture, en même temps qu’un héritage des origines du rap : le freestyle, la battle, bref la joute oratoire. D’ailleurs le fait que Biden aie repris pour son dernier clip de campagne Lose Yourself de Eminem, extrait d’un film dont la narration même est construite autour des battles, montre bien la puissance discursive du rap, au-delà du coup de com’ génial et de la dizaine de meta-messages portés par la référence, qu’on peut s’amuser à décrypter : « one chance, one opportunity », bien sûr, mais aussi l’histoire d’un blanc pote avec des noirs, une revendication d’être le vrai porte-parole des white trashs -car pas un milliardaire new yorkais-, etc….
Comme le hip hop est devenu la variété d’aujourd’hui, s’enfermant dans les clichés sur le fond et sur la forme comme bien d’autres styles avant lui, certains anciens regrettent parfois que la recherche stylistique se soit un peu perdue, que les nouveaux ne s’interrogent pas sur l’héritage de 40 ans de pratique. Alors qu’il y a tellement à en apprendre et à jouer avec, comme le jazz le fait depuis plus d’un siècle, toujours à la recherche de la note bleue. Car au-delà de la recherche de la punchline -qui est en soit un plaisir, plus ou moins coupable- le hip hop, c’est parfois le rythme pur. C’est un phénomène classique quand quelque chose devient mainstream, ça ne signifie pas qu’il est mort, ou que tout ce qui s’y fait devient banal. Mais c’est un autre sujet, et je ne suis qu’un amateur, lui-même un peu vieux, pas un expert.
Des phrases ciselées comme si je boxais avec les mots
Pourtant, même si le rap est devenu mainstream, tous ceux pour lesquels j’écris n’en sont pas forcément fans, et je ne parle pas forcément avec eux mes influences. Mais ils sont tous fans de rythme, ou du moins ils en cherchent. Et pour peu que celui que je leur propose leur convienne, peu leur importe qu’il s’inspire de la Mélodie du Bonheur ou de Requiem pour un con. Alors je ne prive pas de leur mettre des assonances et des alitérations, des envolées soudaines, non pas lyriques, mais rythmiques, des énumérations paradoxales, des phrases ciselées comme si je boxais avec les mots, tout ça sur un son brisé de trompette, une basse rythmique et un piano qui chante.
Aucune prétention dans mon propos : j’ai bien conscience que la « musicalité » que je peux essayer de mettre dans un discours n’en fera jamais autre chose qu’un discours. Mais ce n’est pas vain pour autant. Quand on prend 10 ou 15 minutes de temps à quelques centaines ou quelques milliers de personne, qu’on ne sait pas s’ils accrocheront tous au sujet, on essaie au moins de les appâter par la forme. Et comme pour un film dont on ignore si le scenario ou les acteurs plairont, on mise tout sur la BO.