Quand je rencontre Benoît Joxe, il a monté sa boîte depuis quelques mois, après une carrière déjà riche – cabinets politiques, métiers du droit et beaucoup de vie publique… Patiemment, il me prodigue conseils et témoignage, puisque je suis à ce moment-là en passe de monter mon activité. De fil en aiguille, de rencontres en discussions, nous en sommes venus aux sujets de fond : pourquoi ce métier de conseiller et plus étrange encore, de conseiller discours ? Comment être plume sans se payer de mots ni vendre du vent ? Son rapport aux mots, m’explique-t-il, est essentiellement écrit. Et à la question « qu’est-ce qu’écrire, pour toi ? » il me répond immédiatement « écrire, c’est traduire ».
Écrire pour un autre : précis de stratégie
Certes, je comprends très bien – comme indécrottable généraliste – que les données complexes, techniques et financières doivent impérativement être traduites parce « qu’aux chiffres on fait dire comme aux fleurs, à peu près n’importe quoi» – comme dirait le Président de Verneuil. Mais ce qui intéresse Benoît, et avec lui toute notre communauté d’emplumés, ce n’est pas tant de séduire des journalistes et autres spécialistes, mais bien de traduire des idées pour le plus grand nombre. Seul ce qui est entendu, reçu, compris, importe « à la fin ». En respectant l’intelligence des personnes auxquelles le texte est adressé, parce que « traduire ce n’est pas prendre les gens pour des cons. » sic
Quant au discours stricto sensu, Benoît a théorisé une méthode éprouvée dans la pratique des cabinets politiques qui consiste d’abord à enquêter, circonscrire le sujet, sans se satisfaire des seules notes fournies par les collaborateurs de l’élu ou du PDG. Dans cette quête, Benoît dit qu’il pratique la dialectique, dans une discussion nourrie avec la personne qui s’exprime, pour mieux comprendre les jeux de pouvoir à l’œuvre. Ainsi, être plume, c’est aussi interroger les projets de long terme et interroger la stratégie, pour composer des textes et discours qui ont du sens. Benoît explique même que « la plume est certes centrale, mais pas tant parce qu’elle écrit un bon discours, adapté à la personne, mais parce qu’elle conseille pour que la parole corresponde vraiment aux besoins ». Et de bénir le fait d’être freelance et d’avoir, aujourd’hui, le temps, la distance, la liberté de faire un pas de côté pour embrasser les enjeux de manière plus large.
Prendre le pouls du corps social
Une autre traduction qui lui tient à cœur, c’est celle des mouvements qui agitent la société : mouvement d’émancipation, mouvement du progrès, mouvement des foules. Ancien étudiant en sociologie et sciences humaines, il refuse de copier un style, d’enseigner uniquement « les grands discours à la Malraux ». Mais pour lui, le discours doit s’inscrire dans une réalité incarnée. Celle de la France, de l’Europe, du monde, aujourd’hui et maintenant. Qui a d’autres codes, d’autres mœurs, « d’autres aspirations que la France d’il y a cinquante ans ». Cette attitude d’écoute bienveillante c’est pour moi l’ethos de la plume que Benoît incarne avec passion mais aussi avec rigueur. Il assume ainsi une fonction éminemment importante, qui consiste à mettre en mots l’expérience commune. Et cette élaboration est en même temps un garde-fou contre ce qui advient aux émotions collectives muselées et aux déceptions refoulées : elles finissent toujours par éclater dans une cacophonie violente qui menace le vivre-ensemble – ça, c’est mon avis, pas le sien. Mais c’est aussi, et peut-être d’abord pour ce monde qui bouge et qui remue, que Benoît écrit.
En 2015, Benoît est devenu père et il m’a confié qu’à cette occasion, les mots se sont bousculés. Parce que donner la vie est déjà, en soi, une expérience folle, charnellement troublante. Mais accueillir une vie dans un contexte terrible, celui des attentats, du terrorisme, de l’angoisse collective face à un ennemi polymorphe et insaisissable – cela dépasse le dicible. Et pourtant, c’est justement dans ces moments qu’il faut poser des mots, prudents, scientifiques ou encourageants. Depuis, Benoît a éprouvé comme nous tous que les mots sont des fenêtres. Sans mots, plus de vie. Sans écrits, la mort, les murs, la solitude.
Ain’t Got No, I Got Life
Enfin, au détour d’une conversation, j’ai découvert la passion de Benoît pour Nina Simone. Et cela ne m’a pas étonnée, parce que la grande jazzwoman est dans ma famille aussi, une star, et sans conteste une des plus grandes artistes du siècle dernier. Elle porte à son achèvement la musicalité de la poésie incarnée jusque dans la voix, tissée dans une vie de combats, de hauts et de bas. Et puisque Benoît me confie également être un grand amateur de Hip-Hop, je comprends que pour cet homme aux yeux bleus, écrire et traduire, c’est donner à voir dans tous ses aspects, la richesse de l’expérience humaine.
C’est finalement ce que je médite, depuis j’ai rencontré Benoît : dire, écrire, prononcer, haranguer, crier, chanter, danser, c’est une seule et même chose. Et cette chose s’appelle la vie humaine. Elle a sans cesse besoin de trouver son tempo et ses paroles, et c’est dans cette mesure que Benoît s’est engagé à la traduire. Pour que toujours, ceux qu’il rencontre, qu’il aide, qu’il conseille puissent mieux dire leur monde, démêler les problèmes pour faire du sens, dans tous les sens, avec tous les sens. Oui, comme mes vieux barbus de Grecs le diraient, Benoît-le-traducteur est un kalos kagathos, un homme de bien, un homme de conviction. Un homme sensé.