Le blog de la Guilde des Plumes

Les chemins du langage

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Les chemins du langage, ce sont ces mots que nous employons alors qu’ils n’ont pas été conçus pour cet usage. Ils sont semblables aux chemins du désir, ces traces de pas qui forment un itinéraire parallèle à celui pensé par les urbanistes. Les mots, eux aussi, emploient parfois leur propre route, différente de celle que nous avions imaginée pour eux. 

Quand nous les rencontrons, notre premier réflexe est de nous arrêter. Le chemin qui nous est proposé ne nous semble pas le bon, le mot qui nous est proposé ne nous semble pas approprié.

C’est ce qui arrive régulièrement avec « personnes immunodéprimées ». Nous les imaginons en proie à une tristesse écrasante. Pourtant, nous savons que ces personnes ne sont pas déprimées, qu’elles souffrent uniquement d’une perte de résistance de leur système immunitaire. Nous savons que l’une des acceptions du mot « déprimer » est « d’affaiblir physiquement ou moralement »1, mais rien n’y fait, ces personnes demeurent pleines de larmes. 

Dans certains cas, il arrive aussi que le mot choisi ne renferme aucun double sens mais soit le fruit d’un choix politique. C’est le cas de «  justice de proximité ». Telle que définie par le gouvernement, elle consiste, non pas à faciliter l’accès à la justice pour tous les citoyens, mais à faire en sorte « que la petite délinquance, qui dégrade les conditions de vie des citoyens, soit traitée avec la même efficacité que la grande délinquance. »

La justice de proximité renvoie donc à une réalité toute autre que celle véhiculée par son enveloppe sémantique. Les acteurs publics ont pourtant une responsabilité en la matière, et non des moindres : celle du mot juste. 

Il arrive aussi que nous nous trompions de chemin. 

Donald Trump n’y a pas échappé avec son célèbre « I tested positively toward negative, right? So, no, I tested perfectly this morning. » Car oui, se faire tester « négatif » au Covid-19 est une nouvelle positive. Et c’est contre-intuitif. 

De la même façon, même les musiciens les plus aguerris manquent parfois d’« insonoriser » une salle au lieu de la  « sonoriser ». Il faut dire qu’habituellement nous utilisons le préfixe « in » pour exprimer l’idée d’intériorité, l’idée d’aller « dans » ou « vers ». « Insonoriser » pourrait donc tout à fait consister à « mettre du son dans quelque chose », et non à en amortir l’impact sonore.

L’exemple le plus évocateur reste toutefois celui du « remembrement agricole », cette politique qui consista, entre 1950 et 1980, à regrouper plusieurs parcelles de terres cultivables pour gagner en productivité. Afin de faciliter le passage des machines, les haies et les bosquets qui séparaient initialement les parcelles ont été supprimées. 

C’est notre paysage qui a ainsi été démembré, nos haies qui ont été arrachées et nos bosquets qui ont été déracinés. C’est pour cette raison que, pendant des années, j’ai parlé de « démembrement » et non de « remembrement ». « Remembrement » est un mot que j’ai refusé d’employer, non pas par conviction politique, mais tout simplement parce que l’image qui s’imposait à moi ne traduisait pas une réalité paysagère. Elle traduisait uniquement une réalité politique. 

Enfin, il y a celleux qui vont encore plus loin et créent leur propre passage, inventent leurs propres mots. L’apparition des termes neutres comme « auditoriste » ou « utilisateurice » en est un très bon exemple. Ces néologismes permettent d’incarner une complète égalité entre le genre masculin et le genre féminin. Ils reflètent également la réalité des personnes non-binaires, qui ne se reconnaissent dans aucun genre, et donc en aucun mot masculin ou féminin. 

Les milieux écologistes fourmillent aussi de mots nouvellement créés. L’un des plus connus est « vélorution ». Anagramme du mot révolution, la vélorution désigne ce mouvement citoyen dont l’objectif est de s’affranchir des transports polluants à travers l’usage du vélo. Il s’agit ici de donner corps à une nouvelle réalité, celle du dérèglement climatique et de traduire, en mots, les changements de paradigme à opérer. 

Comme le rappelait James F. Conant, philosophe américain et spécialiste du langage, le but de la novlangue, inventée par George Orwell dans 1984 est la destruction de certains concepts et la disparition complète des modes de pensée qui y sont associés. À l’inverse, la création de nouveaux concepts permet de faire émerger une nouvelle pensée critique. Elle permet de nous armer pour faire face aux bouleversements à venir. Elle permet de tracer un nouveau chemin pour notre langage : celui de l’avenir.

 

1 Le Robert