Le blog de la Guilde des Plumes

L’autre crise : les mots pour (ne pas) le dire

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Albert Cohen

Il y a une récurrence frappante dans les différentes formes qu’a prises la contestation sociale ces derniers temps : on retrouve la même plainte formulée contre un pouvoir qui « n’entend pas » ou « reste sourd » aux revendications d’une population qui se sent ignorée voire méprisée. Face à ces critiques, les représentants concernés répondent immanquablement qu’ils sont prêts au « dialogue ». Pourtant, comme la « communication de crise » qu’on s’empresse de convoquer aussitôt pour à peu près tout et n’importe quoi se révèle tragiquement inefficace, tout invite à penser qu’elle masque en réalité une crise de la communication.

Étrange paradoxe, si l’on songe que la communication n’a jamais été autant au centre de l’espace public ni aussi présente à tous les degrés des relations sociales. Phénomène pour le moins surprenant que celui du sentiment de la « déconnexion », quand l’omniprésence des instruments de communication devrait pourtant garantir l’exact contraire. « Pas de paroles, des actes » : voilà un leitmotiv significatif qui témoigne d’une défiance accrue envers ce que l’on dit, comme si l’on ne pouvait plus croire que ce que l’on montre, suggérant au passage la dangereuse illusion que les actes sont, contrairement aux mots, hors de tout soupçon, évidemment sûrs et efficaces. En somme, les mots ont perdu tout crédit. Au point de contribuer au ressentiment de plus en plus marqué contre le « système » ?

« L’étrange langage » des diplomates d’Albert Cohen

Dans son roman Belle du Seigneur, Albert Cohen fait la satire de la Société des Nations (l’ancêtre de l’O.N.U.) des années 1930. Il parodie l’univers et le langage propre à la diplomatie. L’un des chapitres est consacré à une réunion de travail : convoqués par leur supérieur hiérarchique pour répondre à un « ordre du jour » précis (« action en faveur des buts et idéaux de la Société des Nations »), aucun des diplomates présents, nous confie-t-on, « ne savait en quoi devait consister cette action ». Ce détail ne les empêche toutefois nullement de « vasouiller hardiment » sur le sujet.

La discussion est axée exclusivement sur la dénomination exacte à donner à l’action en question. La première proposition faite par l’un des diplomates d’élaborer un « plan d’action » se voit immédiatement reformulée, l’intitulé choisi devient temporairement « programme d’action » et sera finalement validé à l’unanimité sous le label « plus sérieux et plus précis » de « projet spécifique ». S’ensuit un pastiche de ce qui est sobrement appelé « l’étrange langage du secrétariat » : glorieusement déclamées, les « situations à explorer », les « responsabilités tant organisationnelles qu’opérationnelles » sont scrupuleusement notées par la sténographe « qui n’y comprenait rien », nous dit Cohen, « car elle était intelligente. »

Ces lignes font le constat d’un langage qui, vide d’idées, n’a aucune prise sur la réalité, et dont le seul but est de se présenter comme caution incontestable d’une expertise, « la règle suprême étant […] de toujours paraître compétent ». Aux décisions à prendre et à l’action attendue se substitue donc une novlangue qui s’assigne pour vocation de donner l’impression que l’on agit. De fait, la S.D.N. en son temps a fait preuve de l’efficacité que l’on sait.

Dans l’œuvre d’Albert Cohen parue en 1968, ce type de langage n’appartient qu’à un microcosme précis, celui de la diplomatie. Aujourd’hui, son usage a si bien envahi le discours public qu’il est devenu la réponse univoque et automatique à toutes les interrogations. L’ampleur qu’il a prise et son caractère répétitif l’ont rendu inévitable. En un mot : systématique.

 

Une langue qui refuse la communication

Systématique, le langage public, devenu « éléments de langage », l’est parce qu’il tourne autour des mêmes mots répétés à l’envi et en toutes circonstances, au mépris (clairement affiché) de la particularité de l’interlocuteur et du contexte.

Systématique, le lexique emprunté l’est aussi, parce qu’il est si impersonnel que la personne qui parle n’incarne ni ne représente plus rien ni personne. Et face à elle celle qui l’écoute, absente du discours aussi bien comme sujet que comme objet, ne peut en aucune façon se sentir concernée par un propos dont elle est manifestement exclue. À force de prétendre s’adresser à tous, le langage ne parle plus à personne.

Systématique, enfin, parce que cette façon de parler a investi à peu près tous les niveaux de la sphère sociale et professionnelle : qui d’entre nous n’a jamais acquiescé machinalement à la nécessité « d’agir en étroite collaboration avec », de fournir des « propositions concrètes » ou autres « termes de référence » pour les « grandes lignes d’un programme à long terme » ? – autant d’expressions que l’on trouve déjà sous la plume de Cohen. Toutes formules prévisibles qui n’ont pu que contribuer à renforcer encore le sentiment d’un « système ».

Vers quelque « autorité compétente » qu’on se tourne – au niveau de l’État mais pas seulement –, la machine se met en marche, et les éternelles réponses qui n’en sont pas assurent avec une formidable constance d’une « prise de conscience » et d’un « indéfectible soutien » qu’elles se proposent encore de « renforcer ». Autrement dit, on s’applique surtout à énoncer des non-réponses. La reproduction généralisée d’un tel langage produit une langue qui nous échappe. Lorsque le signifiant prend le pas sur le signifié, cela se paye au prix de l’effacement du sens : « En fait, personne ne savait la différence qu’il y avait entre un projet et un projet spécifique et personne n’avait jamais songé à s’interroger sur le sens et l’utilité de ce précieux adjectif », écrit Cohen. Cette rengaine qui ne veut rien dire – au sens propre comme au figuré – est proprement insupportable, irritante même. La colère stagne, intérieure et impuissante. À moins qu’elle ne se transforme en haine : c’est ce que l’on peut voir, quand internet est devenu l’exutoire universel, conséquence dramatique mais logique de ce refus de communication qui ne peut être reçu autrement que comme du mépris. La langue de Molière semble arrivée à l’époque du Diafoirus triomphant, et cette consécration que Molière lui-même n’avait pas prévue… engendre une crise majeure.

Devenue notre mode de communication habituel, cette langue dépourvue d’âme, invariable et inflexible, est présente dans tous nos liens avec le groupe à petite et à grande échelle. Elle a fini par s’imposer dans notre rapport avec le collectif au point de se confondre avec lui, prenant le risque d’en provoquer la rupture.

 

Julia Ollivier pour la Guilde des Plumes