Les grands maux souvent entraînent d’autres mots, bouleversant le langage et le rapport au monde. A l’heure où la pandémie du coronavirus fait rage et contraint 3 milliards d’êtres humains à une vie recluse, tels des moines malgré eux, certains mots ressurgissent, pareils à des ressuscités.
Confinement toutes !
Le mot confinement se lève le premier. Hérité du XVIème siècle, il désignait alors la peine des criminels, l’emprisonnement, autrement appelé la « mort civile » (Vincent Carloix) ou la « géhenne » (Jacques Amyot). C’est dire combien il était associé à la punition, la privation et l’enfer.
Aujourd’hui, il désigne un isolement collectif et nécessaire. Un mot qu’on n’avait guère entendu depuis la Deuxième guerre mondiale. Un mot que les Français comprennent, même s’ils s’en plaignent ou craignent sa durée.
Mais pour faire entendre et accepter une réalité in-ouïe (au sens fort du terme : « qui n’a pas été entendue »), il ne suffit pas de dire : il faut expliquer, répéter, clarifier.
Les mots des scientifiques
C’est ainsi que sont apparus des vocables nouveaux : des mots de scientifiques désormais légion dans les médias et les réseaux sociaux.
Grâce à eux, nous savons tous aujourd’hui distinguer un masque anti-projections de type chirurgical d’un masque de protection respiratoire de type FFP2.
Grâce à eux, nous commençons à nous familiariser avec des questionnements qui nous étaient jusqu’alors étrangers : avions-nous déjà autant réfléchi à la meilleure façon d’«aplatir la courbe» ?
Et les termes Covid19, gel hydroalcoolique, chloroquine, quatorzaine, quarantaine, réanimation ou respirateur… n’ont plus de secret pour nous ou presque.
Certes les scientifiques débattent et ne s’accordent pas tous, mais ils parlent. Ils parlent comme jamais. Et nous les écoutons, parfois même suspendus à leurs lèvres : ainsi Didier Raoult, qu’on le prenne pour un « sauveur » ou une voix parmi d’autres, éveille les passions et fait couler beaucoup d’encre et de tweets. Et le point quotidien du Professeur Jérôme Salomon est désormais attendu par des millions de Français, guettant chaque soir une lueur d’espoir.
Ces voix nouvelles s’élèvent pour nous parler de chiffres, de cas, de malades, de morts (un mot lui aussi oublié de nos sociétés qui lui préfèrent l’euphémisme décédés, comme par refus d’accepter notre finitude), de traitement, de guérison, de vies sauvées et de personnel soignant.
Ces mots donnent corps à une réalité pour nous permettre d’appréhender une crise sanitaire d’une ampleur inédite et les moyens d’en sortir.
Les mots des politiques
Le discours politique, lui aussi, a changé, oscillant entre humilité, silence et tâtonnement.
Humilité parce qu’il en appelle sans cesse à la caution des scientifiques et des médecins. Humilité lorsqu’on entend Edouard Philippe déclarer : « Je veux vous dire ce que nous savons et ce que nous ne savons pas (…), ce qui nous inquiète, car oui certaines choses nous inquiètent».
Cet aveu dans la bouche d’un Premier Ministre marque un tournant.
Il ne s’agit plus de communication politique, mais bien de communication tout court. Une parole qui se veut tournée vers la vérité et l’action et dont la valeur est temporaire, hésitante, permettant d’avancer en contexte incertain, en lieu et place d’une parole assurée, identitaire, de croyance et de posture.
Silence aussi dans la parole politique, tel le silence du Président qui laisse surtout parler son Premier ministre, comme si l’un était au front et l’autre à la communication.
Silence également à travers l’évitement du mot confinement dans le fameux discours d’Emmanuel Macron le 16 mars.
Un mot criant par son oubli, comme dans ce poème de Mallarmé qui fait entendre l’absence de tout bouquet.
Les critiques y verront une nouvelle preuve de la complexité macronienne.
D’autres argueront que la rhétorique militaire qui émaillait puissamment ce discours (guerre rime dans la mémoire collective avec mobilisation générale, efforts et réduction des libertés) suffisait à mobiliser les Français qui n’apprécient guère la contrainte.
Le tour de force était de les convaincre de s’isoler, sans leur donner le sentiment de les forcer.
La réalité est aussi – il ne faut pas l’oublier – qu’en situation de crise, les mots les plus évidents pour les uns ne le sont pas pour les autres. Les avis peuvent diverger.
Parallèlement, des phrases sanctuaires ont vu le jour et quatre préceptes ont remplacé les dix commandements, comme les règles d’or du civisme en temps de confinement :
« Restez chez vous »
« Lavez-vous les mains régulièrement »
« Toussez ou éternuez dans votre coude »
« Utilisez des mouchoirs à usage unique ».
Quatre mots d’ordre répétés en boucle dans l’espace public, malgré quelques troublantes confusions, comme ces deux injonctions du Ministère du travail ressenties légitimement par beaucoup comme contradictoires : « Restez chez vous » et « Allez travailler ».
Je covide, tu covides, nous covidons…
Face à une situation si inédite et complexe, la parole est aussi le bien le plus précieux des confinés.
Comme les voyageurs de Rabelais, surpris à leur arrivée sur l’île déserte des Papimanes par une pluie de paroles multicolores (mots nouveaux et anonymes, mots dorés et mots de gueule, mots piquants, barbares, sanglants et horrifiques, nous dit le génial romancier), nous échangeons sur la terra incognita du coronavirus à chaque instant et par tous les moyens, dans une sorte d’ivresse verbale.
Des mots d’angoisse et d’inquiétude face à la maladie qui frappe à la porte.
Des mots pragmatiques pour continuer à travailler. « On se fait un Zoom » est devenue une des phrases les plus populaires du moment.
Des mots de convivialité autour d’un coronapéro, magnifique mot-valise pour une conversation entre amis.
Des mots de réflexion pour remettre en cause nos certitudes et réfléchir à l’avenir.
Des mots d’humour comme un pied de nez à la réalité.
Des mots de trop aussi parfois.
Ainsi les mots sont-ils devenus étonnamment proches et humains, jusque dans la sphère professionnelle. On ne commence plus un mail par « Monsieur », mais par « Cher Sébastien, j’espère que vous et votre famille allez bien. » On ne signe plus « Très cordialement », mais « Prenez soin de vous. »
Les mots retrouvés
Dans ce monde de maux, le mot certitude a disparu, celui de dividende n’est plus à l’ordre du jour et le mot solidarité s’impose.
Des mots inédits ou rarement prononcés refont surface.
Comme ceux de Verlaine, Prévert ou Eluard, tels des amis chers qui se taisaient depuis trop longtemps dans nos bibliothèques.
Des mots de voisins avec qui l’on chante certains soirs au balcon, pour applaudir ensemble médecins et infirmières.
Des mots d’amis qui ressurgissent comme des revenants.
Des mots d’inconnus à d’autres inconnus.
Mais qui aura le dernier mot ?
Si les mots ont le pouvoir de faire entendre et accepter une réalité comme le confinement,
Si les mots ont le pouvoir de mobiliser une population et de provoquer en elle le désir d’agir,
Et si les mots ont le pouvoir de traduire nos limites et notre humanité, tout en réveillant nos consciences pour bâtir des réalités nouvelles,
Le dernier mot appartient à chacun d’entre nous.