En 2021, j’aimerais dire adieu aux trois mots « celles et ceux » qui reviennent bien trop souvent et artificiellement dans les discours et les tribunes depuis quelques années.
Je comprends tout à fait la bonne intention de départ mais il me semble que cette surutilisation rend le procédé contre-productif. Employé à outrance, « celles et ceux » est devenu une manière pour l’orateur ou l’auteur de se dédouaner de toute action concrète en faveur des femmes. Nul besoin, pour lui, d’aller plus loin en termes d’annonces et d’engagements puisqu’il a pensé à citer les femmes, sous-entendu « c’est déjà pas mal ! »
L’universalité du neutre masculin à la française, en l’occurrence de « ceux » employé seul, ne me choque pas. La règle grammaticale qui veut que le masculin l’emporte sur le féminin est symboliquement regrettable. Toutefois, je ne crois pas qu’elle brise à ce point l’ascension des femmes et je doute que son abolition soit en mesure de mettre un terme à la domination masculine dans la société et au travail. Il faut savoir rester à sa place de plume. La langue est un media, pas une fin. Le discours est prescripteur mais il n’est pas, à lui seul, réalisateur et acteur. En bons observateurs de l’actualité que nous sommes, nous savons que seuls les résultats comptent. Il en va ainsi de la communication sur la stratégie vaccinale, par exemple. Peu importe le calendrier et les objectifs chiffrés annoncés par le gouvernement, le juge de paix sera le taux de la population française vaccinée dans six mois.
De quoi « celles et ceux » est-il le nom ?
En premier lieu, celui de la bonne conscience à peu de frais. Ce tic de langage s’épanouit dans la norme de la bien-pensance. Son succès fulgurant trahit la crainte d’être taxé d’oublier les femmes, si ce n’est d’être accusé de misogynie. C’est le principe de précaution appliqué aux allocutions en quelque sorte.
Récemment sur Twitter, un élu local commentait la visite d’une station d’épuration et rendait hommage à « celles et ceux » qui font fonctionner l’usine… Au secours ! On se demande comment les femmes ont supporté les discours auparavant. Remarquons, au passage, que lorsqu’il s’agit de respecter le protocole, ces mêmes élus n’ont aucune peine à citer tous les représentants et mandataires présents dans la salle. Dans ce cas, pourquoi ne pas prendre le temps de valoriser réellement les femmes, puisque c’est le but recherché ?
Car le risque est, au contraire, d’appauvrir la cause défendue initialement. A l’instar de l’écriture inclusive, critiquée par les associations en raison de sa complexité qui exclut les personnes en situation de handicap, l’expression « celles et ceux », devenue locution, se trouve vidée de son sens. Le « celle » se noie et s’efface dans le « ceux ». Retour à la case départ.
A la mort de Valéry Giscard d’Estaing, nous avons revu les extraits du célèbre : « Bonsoir Madame, bonsoir Mademoiselle, bonsoir Monsieur ». Un peu long mais déjà plus incarné.
De quoi « celles et ceux » est-il le symptôme ?
Peut-être celui du ressentiment, si bien décrit par la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury dans Ci-gît l’amer. Soit l’obsession de l’inclusion, liée à un sentiment perpétuel d’exclusion, qui tourne en rond et s’autoalimente, mais échoue à responsabiliser et à « refuser l’amputation » du sujet pour sortir d’une inégalité concrète. Or, le recours intempestif à « celles et ceux » revient à réifier les femmes en les enfermant dans un fourre-tout mixte. Il les prive, une fois de plus, de leur statut de sujet au lieu de les « libérer de l’impersonnalité ». Inapte à sortir les femmes de leur condition de femmes, cette obsession poussée à l’extrême peut sombrer dans le ridicule absolu, tel le « Amen and A-women » entendu à l’ouverture du 117ème Congrès américain, le 3 janvier dernier.
S’agissant de la place des femmes dans le discours, il serait donc préférable d’opter pour l’incarnation et la reconnaissance. Des femmes reconnues non pas en tant que femmes mais pour leur parcours et leurs réalisations. « L’universel accueille en son sein toutes les singularités du moment qu’elles sont prêtes à tenter l’aventure de la sublimation », écrit encore Cynthia Fleury. Parler d’Emmanuelle Charpentier, Prix Nobel de chimie, de Stéphanie Le Quellec, cheffe cuisinière doublement étoilée, de Barbara Dalibard, ancienne PDG de Sita et désormais présidente du conseil de surveillance de Michelin… est, en effet, autrement plus performatif !
Ce chemin est plus long et ardu que l’insertion de trois mots dans un discours, tant il est facile de réduire les femmes à leur condition. Ou à leur seul prénom, à l’image de notre première vaccinée française : Mauricette, doublement désavantagée par son sexe et son âge. Sur ce point, ce que nous enseigne la longue énumération de prénoms par le Président de la République, lors de ses vœux du 31 décembre 2020, c’est que ce procédé rhétorique conduit malencontreusement à l’anonymisation des personnes auxquelles on souhaitait rendre hommage. En effet, Mauricette et les autres auraient préféré sans doute entendre le Chef de l’État énoncer leur identité complète plutôt que d’être fondus dans un prénom générique.
Dans le combat féministe, il me semble que c’est précisément là que se situe le nerf de la guerre et le véritable effort à fournir sur le terrain du discours. Dans le fait de nommer complètement les personnalités-femmes et de ne jamais se résoudre à la lecture de « Une femme au pouvoir au Malawi » dans les titres de presse, comme cela arrive fréquemment, et pas plus tard que le 10 janvier dernier. Cette femme a un prénom, un nom, un mandat et un engagement. Elle s’appelle Theresa Kachindamoto. Elle est cheffe traditionnelle du district de Dedza et lutte contre le mariage des enfants.