Le blog de la Guilde des Plumes

Aramis dans le rôle de plume

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Nul besoin de présenter dans le détail l’œuvre d’Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires. Un roman historique, une épopée chevaleresque… surtout un livre qui ne manque pas de qualificatifs et dont le souvenir fait toujours mouche.

Si l’on en parle, c’est d’abord en tant que lecteur ou lectrice, afin de recommander ce délicieux voyage dans la France de Louis XIII et du cardinal de Richelieu. C’est aussi en tant qu’adepte du 7e art, tant l’adaptation à venir et son casting trois étoiles ne laisseront pas insensible.

Et puis, en tant que plume, comment ne pas tiquer devant le chapitre intitulé « Affaire de famille » ?

Les quatre hommes sont alors aux prises avec Milady qui leur joue bien des tours. Ils s’apprêtent à rédiger une lettre pour prévenir de son arrivée prochaine à Londres. Une lettre qui sera portée par un laquais, mais à condition de trouver les mots justes.

Ils s’y attellent donc, fidèles à leurs habitudes, d’abord de manière brouillonne avant de trouver un soupçon de méthode. Chacun brille dans son rôle, D’Artagnan fonceur mais plus doué pour l’épée que pour la plume, Athos en parfait contradicteur et Porthos plus en retrait. Ils ne manquent pas de lucidité en désignant Aramis porte-plume (c’est lui le littéraire, il écrit des poèmes et en tire un revenu). A croire qu’il n’en attendait pas moins, Aramis demande à être mis au courant de l’affaire en question, il écoute et se nourrit de la parole de ses amis avant de restituer leurs idées par écrit. Résultat : quelques répliques laconiques, un exercice de style rondement mené et Aramis incarne, le temps de quelques pages, le rôle de plume.

On vous laisse avec un extrait (page 730 et suivantes dans l’édition folio) :

CHAPITRE XLVIII.
AFFAIRE DE FAMILLE

Athos avait trouvé le mot : affaire de famille. Une affaire de famille n’était point soumise à l’investigation du cardinal ; une affaire de famille ne regardait personne ; on pouvait s’occuper devant tout le monde d’une affaire de famille.

Ainsi, Athos avait trouvé le mot : affaire de famille.

Aramis avait trouvé l’idée : les laquais.

Porthos avait trouvé le moyen : le diamant.

D’Artagnan seul n’avait rien trouvé, lui ordinairement le plus inventif des quatre ; mais il faut dire aussi que le nom seul de Milady le paralysait.

Ah ! si, nous nous trompons : il avait trouvé un acheteur pour le diamant.

(…)

Le soir, à l’heure dite, les quatre amis se réunirent ; il ne restait plus que trois choses à décider :

Ce qu’on écrirait au frère de Milady ;

Ce qu’on écrirait à la personne adroite de Tours ;

Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres.

(…)

— Il va sans dire, parbleu ! que si l’on écrit à Lord de Winter des choses pardessus les maisons, des horreurs du cardinal…

— Plus bas ! dit Athos.

— Des intrigues et des secrets État, continua d’Artagnan en se conformant à la recommandation, il va sans dire que nous serons tous roués vifs ; mais, pour Dieu ! n’oubliez pas, comme vous l’avez dit vous-même, Athos, que nous écrivons à lord de Winter pour affaire de famille, que nous lui écrivons à cette seule fin qu’il mette, dès son arrivée à Londres, milady hors d’état de nous nuire. Je lui écrirai donc une lettre à peu près en ces termes :

— Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de critique.

— « Monsieur et cher ami… »

— Ah ! oui, cher ami à un Anglais ! interrompit Athos. Bien commencé ! bravo, d’Artagnan ! Rien qu’avec ce mot-là vous serez écartelé au lieu d’être roué vif.

— Eh bien, soit ! je dirai donc, monsieur, tout court.

— Vous pouvez même dire milord, reprit Athos, qui tenait fort aux convenances.

— « Milord, vous souvient-il du petit enclos aux chèvres du Luxembourg ? »

— Bon ! le Luxembourg à présent ! On croira que c’est une allusion à la reine mère ! Voilà qui est ingénieux ! dit Athos.

— Eh bien ! nous mettrons tout simplement : « Milord, vous souvient-il de certain petit enclos où l’on vous sauva la vie ? »

— Mon cher d’Artagnan, dit Athos, vous ne serez jamais qu’un fort mauvais rédacteur : « Où l’on vous sauva la vie ! » fi donc ! ce n’est pas digne ; on ne rappelle pas ces services-là à un galant homme. Bienfait reproché, offense faite.

— Ah ! mon cher, dit d’Artagnan, vous êtes insupportable, et s’il faut écrire sous votre censure, ma foi, j’y renonce.

— Et vous faites bien. Maniez le mousquet et l’épée, mon cher, vous vous tirez galamment des deux exercices ; mais passez la plume à M. l’abbé, cela le regarde.

— Oui, au fait, dit Porthos, passez la plume à Aramis, qui écrit des thèses en latin, lui.

— Eh bien ! soit, dit d’Artagnan, rédigez-nous cette note, Aramis ; mais, de par notre Saint-Père le pape ! tenez-vous serré, car je vous épluche à mon tour, je vous en préviens.

— Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette naïve confiance que tout poète a en lui-même ; mais qu’on me mette au courant.

(…)

— Eh bien ! voici ce qu’il y a à écrire, reprit d’Artagnan : « Milord, votre belle-sœur est une scélérate, qui a voulu vous faire tuer pour hériter de vous ; mais elle ne pouvait épouser votre frère, étant déjà mariée en France, et ayant été… »

D’Artagnan s’arrêta, comme s’il cherchait le mot, en regardant Athos.

— Chassée par son mari, » dit Athos.

— « Parce qu’elle avait été marquée, » continua d’Artagnan.

— Bah ! s’écria Porthos, impossible ! elle a voulu faire tuer son beau-frère ?

— Oui.

— Elle était mariée ? demanda Aramis.

— Oui.

— Et son mari s’est aperçu qu’elle avait une fleur de lys sur l’épaule ? s’écria Porthos.

— Oui.

Ces trois oui avaient été dits par Athos, chacun avec une intonation plus sombre.

— Et qui l’a vue cette fleur de lys ? demanda Aramis.

— D’Artagnan et moi, ou plutôt pour observer l’ordre chronologique, moi et d’Artagnan, répondit Athos.

— Et le mari de cette affreuse créature vit encore ? dit Aramis.

— Il vit encore.

— Vous en êtes sûr ?

— J’en suis sûr.

Il y eut un instant de froid silence, pendant lequel chacun se sentit impressionné selon sa nature.

— Cette fois, reprit Athos, interrompant le premier le silence, d’Artagnan nous a donné un excellent programme, et c’est cela qu’il faut écrire d’abord.

— Diable ! vous avez raison, Athos, reprit Aramis, et la rédaction est épineuse. M. le chancelier lui-même serait embarrassé pour rédiger une épître de cette force, et cependant M. le chancelier rédige très agréablement un procès-verbal. N’importe ! taisez-vous, j’écris.

Aramis prit la plume, réfléchit quelques instants, se mit à écrire huit ou dix lignes d’une charmante petite écriture de femme, puis, d’une voix douce et lente, comme si chaque mot eût été scrupuleusement pesé, il lut ce qui suit :

« Milord,

« La personne qui vous écrit ces quelques lignes a eu l’honneur de croiser l’épée avec vous dans un petit enclos de la rue d’Enfer. Comme vous avez bien voulu, depuis, vous dire plusieurs fois l’ami de cette personne, elle vous doit de reconnaître cette amitié par un bon avis. Deux fois vous avez failli être victime d’une proche parente que vous croyez votre héritière, parce que vous ignorez qu’avant de contracter mariage en Angleterre, elle était déjà mariée en France ; mais la troisième fois, qui est celle-ci, vous pouvez y succomber. Votre parente est partie de La Rochelle pour l’Angleterre. Surveillez son arrivée, car elle a de grands et terribles projets. Si vous tenez absolument à savoir ce dont elle est capable, lisez son passé sur son épaule gauche. »

— Eh bien ! voilà qui est à merveille, dit Athos, et vous avez une plume de secrétaire d’État, mon cher Aramis.