« Entre ici, Jean Moulin… »
Pour insuffler vie à cette antienne, il faut la prononcer à la Malraux. Avec force et en même temps quelque chose d’un peu cassé dans la voix, comme une invocation à la fin d’un prêche.
Un prêche oui, mais laïque. Et républicain.
Quand André Malraux prend la parole ce 19 décembre 1964, cela fait 21 ans que Jean Moulin est mort après avoir été torturé par Klaus Barbie.
La France a depuis connu deux défaites dans des guerres coloniales qui ont pour longtemps abîmé l’image qu’elle avait d’elle-même et c’est André Malraux qui suggère à De Gaulle la panthéonisation de Jean Moulin pour redonner un nouvel élan à la Nation.
Cinquante ans après le début de la Grande Guerre, vingt ans après le débarquement, Malraux veut aussi rappeler aux enfants du baby-boom que c’est au courage de certains qu’ils doivent de vivre dans un pays indépendant et libre.
C’est sur ce motif qu’il commence et clôt son discours. Celui du sacrifice d’un seul pour que la vie puisse continuer de fleurir sur le sol français.
Sous la plume de Malraux comme dans sa voix résonnent des accents presque christiques. Jean Moulin est sanctifié, au prix de quelques contorsions historiques qui font passer les conflits de la Résistance pour des épiphénomènes auxquels la sagesse du grand homme aura su mettre fin.
Jean Moulin est raconté comme le Messie qui a su unir les forces du troupeau de brebis égarées et les mener vers la victoire. Un véritable voyage du héros. A croire que Malraux a lu Joseph Campbell dès sa sortie en 1949 !
Cette réécriture de l’Histoire a depuis pris un nom, celui du mythe résistancialiste. Ce discours en est une pièce maîtresse.
L’analyse souvent faite, c’est que cela tient au style oratoire de Malraux, déjà désuet à l’époque, avec son lyrisme trop emprunté.
Je crois qu’il y a une autre piste d’explication: celle du storytelling autour duquel le discours est construit (et oui, déjà en 1964!)
Durant vingt minutes, le Ministre de la Culture nous raconte des histoires très imagées où apparaissent les cimetières de Corrèze, les parachutes colorés des livraisons d’armes, les larmes de Jean Moulin et surtout, le cortège des résistantes et résistants assassinés comme lui.
Il ancre l’émotion autant que le symbole par des images fortes, des références communes, des mots évocateurs.
Depuis, ce discours s’est imposé comme LE discours de panthéonisation, le mètre-étalon à l’aune duquel on juge tous les autres.
Mais dans cette vaine tentative, les orateurs cherchent plus souvent à en imiter le style grandiloquent que le récit imagé, puissant que propose Malraux de l’action de Jean Moulin, un récit qui articule l’individuel au collectif dans une logique certes messianique mais ô combien puissante.
Morale de l’histoire: La prochaine fois qu’on vous commande un discours « à la Malraux », voyez-y un appel à raconter des histoires pour captiver l’audience !